Comme l’a brillamment expliqué le dossier «
Caméra embarquée » du numéro 13 de votre
revue préférée, Le Voyeur
de Michael
Powell a
marqué et influencé de manière profonde le
cinéma hollywoodien. Il a également permis d’alimenter
l’obsession de certains réalisateurs (De Palma, Antonioni...).
Si les diverses analyses concentrent leur attention sur le
cinéma occidental, il convient de ne pas occulter la partie la
plus orientale de cet art et notamment le Japon, où le
chef-d’œuvre de Powell semble avoir infusé une large part du
cinéma underground et expérimental et plus
singulièrement sa frange la plus extrême. Un thème
du voyeurisme qui n’est plus seulement l’apanage de fictions mais
également au centre d’œuvres artistiques bien réelles.
Bien qu’ayant débuté sa carrière en 1985 et fort
d’une cinquantaine de films dans la décennie suivante
(1985-1996), c’est avec Rewin
(1988) que Sato exprime pour la
première fois une thématique qui deviendra
récurrente par la suite : la violence sexuelle perçue
à travers un prisme machinique et favorisant le
détachement et l’enfermement mental. Ainsi, le film aborde
frontalement la légende urbaine des snuff movies en
proposant
une version radicale du film de Powell puisqu’ici le tueur utilise une
caméra à laquelle il a ajouté près de
l’objectif un couteau, lui permettant d’être au plus près
des souffrances qu’il inflige.
En 1991, Turtle vision met en
scène un jeune homme nommé
Eiji, obsédé de la vidéo, qui passe son temps
à filmer des gens en train de copuler dans des lieux louches.
Une nuit, il tombe sur une lycéenne qui se prostitue. Un homme
ne tarde pas à la ramasser et le caméraman se met
à suivre le couple. Alors que l’homme s’active, la jeune fille
sort un cutter et lui crève les yeux. Choqué, Eiji se met
cependant à suivre Saki lors de ses virées nocturnes.
Cette dernière souffre d’une sorte de crise de la
personnalité qui trouve son origine dans le viol collectif dont
fut victime sa grande sœur et que son petit ami terrorisé
préféra filmer. Eijji usera d’une méthode
particulière pour soigner Saki, la thérapie vidéo.
Symptomatique d’une jeunesse à la dérive, le personnage
du jeune cinéaste refuse d’affronter la réalité
avec ses propres yeux, ne la regardant plus qu’au travers du viseur
d’une caméra et illustre une caractéristique
déviante de l’otaku qui se créé un espace exclusif
du monde extérieur.
Dans son film suivant, Sato s’attaque au voyeurisme à proprement
parler. The Bedroom (1992) est une
pièce dans laquelle ne se
trouve qu’un lit et un énorme écran où Kyoko
travaille. À l’aide d’une drogue, elle tombe dans une sorte de
coma et laisse les clients de l’endroit venir réaliser
leurs fantasmes avec son corps. Lorsque sa propre sœur et une
autre de ses collègues sont assassinées, Kyoko
décide de mener son enquête et de comprendre ce qu’il se
passe véritablement dans cette pièce. Le spectateur est
un voyeur et Sato met en exergue cette position en faisant de nombreux
plans en caméra subjective, en particulier lorsque ce sont par
leurs yeux que nous voyons les clients caresser le corps de Kyoko.
L’omniprésence de caméras de surveillance et
d’écrans vidéo amplifient l’impression d’être
observé, tout aussi bien pour les personnages que pour le
spectateur vers qui la caméra est plusieurs fois braquée.
Le malaise ne vient plus forcément des images vues mais bien de
la possibilité d’être vu en train de les regarder.
À l’instar d’autres cinéastes avant lui, Sato abordera la
question sinon du pouvoir des images, du moins de leur influence. Kyrie
Eleison (1993), est une détective qui passe le plus
clair de son
temps à enregistrer des preuves de relations adultères
pour ses clients. Un jour, elle reçoit une cassette dont les
images mi-hypnotiques, mi-psychédéliques vont chambouler
sa sexualité et la pousser dans une folie homicide.
Puis avec Night of the anatomical Doll
(1996), il traite d’une jeune
femme emménageant dans un appartement, ce qui provoque
l’intérêt de son voisin qui ne tarde pas à
installer un système très sophistiqué de micros
qui lui permet de saisir le moindre de ses souffles. Sato transforme
l’aspect parasitaire d’une telle relation en sorte de symbiose parfaite
: lorsque la jeune femme se met à faire des rêves
étranges, sexuels et violents, son voisin ne tarde pas à
les faire également.
Enfin, et toujours en 1996, Hisayasu Sato opérera une parfaite
synthèse de ses œuvres précédentes avec le
controversé Naked Blood
qui, au vu de ce qui a
précédé, vaut bien plus que sa réputation
de film trash et gore. Un film qui traite d’une drogue
qui transforme
la douleur en pur plaisir et où les protagonistes ne
perçoivent plus la réalité qu’à travers le
biais technologique.
Ainsi, tandis que le jeune inventeur de la drogue filme le
résultat de ses expérience sur trois patientes, sa
mère s’enferme devant sa télé pour regarder des
images de son défunt mari. Ce dernier est envisagé comme
toujours présent puisqu’il apparaît à
l’écran.
Incapables de faire face au monde réel, les personnages de Sato
(et le réalisateur lui-même) préfèrent
s’enfermer dans une sorte d’univers parallèle. L’œil de la
caméra leur permet aussi bien d’observer en toute
tranquillité que de transformer le monde qui les enveloppe selon
leurs désirs.
CINÉMA 3.0 ?
Toujours au Japon mais cette fois-ci dans le domaine de l’horreur pure,
le film de Takashi Shimizu (Ju-on) Réincarnation (2006) traite
également de la réalité parasitée par la
matière filmique. Une équipe de tournage se rend dans un
hôtel abandonné afin de tourner un film sur les
événements ayant ensanglantés les lieux 35 ans
auparavant, le massacre de onze personnes, dont ses deux enfants, par
un professeur d’université armé d’un couteau et de sa
caméra super 8. Les acteurs engagés s’avèrent
être des réincarnations des protagonistes du drame. Une
mise en abyme plutôt habile et qui sait ménager des
séquences vertigineuses lorsque les plans en caméra
subjective alterneront entre vision de la victime et du tueur et
conduiront à une indifférenciation entre film dans le
film, réalité et réminiscences du passé.
Surtout, la peur naîtra du son provoqué par le
défilement de la bobine utilisée par le psychopathe. Une
peur qui ne provient plus seulement des images produites mais du
procédé de cinéma lui-même.
Plus qu’un effet de style gratuit, le motif de «
caméramateur » permet de transcender le récit
filmique et remettre en cause la perception de la
réalité. Il permet en outre de questionner notre rapport
à l’image et de mettre en évidence des comportements
divergents et parfois extrêmes. Plus uniquement circonscris
à la fiction, il s’invite dans le champ culturel bien
réel.
Ainsi, Michèle Teran, une artiste canadienne, pirate les ondes
des caméras de vidéosurveillance installées dans
des supermarchés, parkings ou restaurants et les projette en
direct lors de séances de cinéma gratuite en plein air.
Un dispositif d’abord fictionnel qui s’impose dans la
réalité à travers un troublant effet miroir
provoqué par la capture et la rediffusion d’images initialement
enregistrées par les propriétaires de ces
établissements. Les passants découvrant des films dont
ils sont les « acteurs » à leur insu. Ces
projections révèlent aussi bien la vacuité de
telles images comme la méfiance des propriétaires des
lieux envers leur clientèle. Comme l’explique l’artiste «
Il y a finalement très peu d’espaces dans lesquels on peut
juste
rester. Il faut généralement être en mouvement et
consommer. » Les images ainsi libérées par
Michèle Teran figurant l’absurde transparence
préconisée par nos sociétés contemporaines.
Considéré comme un registre narratif à part
entière, ce procédé technique se retrouve
désormais dans notre réalité bien concrète.
Pour mieux, à terme, la reformuler ?
Nicolas Zugasti
The Bedroom de Hisayasu Sato.
Teaser de Naked Blood, de Hisayasu
Sato.
Introduction de Naked Blood.
Bande-annonce de Réincarnation,
de Takashi Shimizu.