Paul Greengrass, metteur en scène à ré-action
(GREEN ZONE)
Comme l'a cruellement rappelé la rétrospective qui lui
était consacrée lors du dernier festival de
Gérardmer, le génial McTiernan nous manque. Même
remontés ou amputés, ses films enterrent sans mal la
concurrence. Et en matière d'action, difficile de se positionner
par rapport à l'éblouissant triptyque Die Hard, Last
Action Hero, Die Hard 3 - Une
journée en en enfer qui en a redéfini les
codes. S'il est présomptueux de parler d'héritiers,
certains comme les hongkongais, Mann, Bigelow, Mostow, Siri et
même par certains aspects Martin Campbell ont compris que filmer
l'action ne se résume pas à de l'esbroufe stylistique
et/ou une excitation épileptique mais est intrinsèquement
lié à l'évolution narrative du récit et
à la volonté personnificatrice de son héros. Et
dans ces registres là comme dans la manière d'enregistrer
les mouvements de ces héros, Paul Greengrass est sans doute
à l'heure actuelle celui qui peut se revendiquer d'un
héritage mctiernien mais sans jamais le singer vainement puisque
le Britannique ne se départit pas d'une vision personnelle.
LES JOURS ET LES NUITS DE L'HOMME D'ACTION
En 1995, avec Die Hard 3 - Une Journée en enfer, John McTiernan redéfinit
déjà la manière de filmer l'action avec
près de dix ans d'avance. Il utilise une caméra
portée plus mobile pour suivre le périple de McClane et
Zeus dans les rues de New-York, une façon pour le
réalisateur de replacer son héros dans l'environnement
dont il est issu. McClane est un flic, un représentant de
l'ordre, on peut même dire de la population puisque ce premier
maillon de la justice est en prise directe avec le terrain et ses
préoccupations les plus populaires. McT. abandonne les
hauteurs du Nakatomi Plaza et ses yuppies poudrés et
friqués pour retourner sur le bitume. S'il conserve sa
fluidité et sa maîtrise, McTiernan délaisse
partiellement sa construction de lignes de fuite
géométriques pour suivre au plus près McClane. Le
choix d'une manière de filmer rappelant un reportage pris sur le
vif est parfaitement cohérent et s'inscrit pleinement dans le
processus, après Piège de cristal et Last Action Hero, de
ramener l'action-man iconique dans la réalité : toujours
capable d'exploits et d'abnégation mais désormais au prix
de meurtrissures physiques de plus en plus conséquentes (voir
dans quel piteux état le cow-boy McClane finit le métrage
!). Un retour à l'organique salutaire mais qui ne sera pas
vraiment suivi d'effet. Michael Bay tentera bien de reprendre le
flambeau d'une réalisation personnificatrice mais là
où McTiernan utilisait ses outils pour définir
l'évolution de son héros, le poulain de Jerry Bruckeimer
ne conservera les motifs techniques que pour les pousser à leur
paroxysme (surdécoupage incompréhensible, shaky-cam) et
verser dans la frénésie hystérique. Si Rock, en
1996, est encore regardable, dès Armageddon en 1998, puis Bad Boys II pour aboutir à la bouilla-baise (non, la seule faute, de
goût, est faite par Bay et sa propension à la
vulgarité la plus crasse et racoleuse) Transformers, il vaut mieux se munir de collyre pour soulager des rétines en
surchauffe.
Précurseur fantastique, la démonstration magistrale de
McTiernan ne commencera à être assimilée qu'en 2001
puis 2002 et qui plus est pour les besoins de séries
télé puisque 24 Heures chrono (Robert Cochran et
Joel Surnow) et The Shield (Shawn Ryan) en appliqueront et
développeront les principes pour emboîter le pas de
X-Files et proposer un renouveau de la fiction
télévisuelle en y appliquant un régime purement
cinématographique : split-screen, caméra à
l'épaule, décadrages, mouvements d'appareils en lieu et
place d'un classique champ/contre-champ, zooms, retour de la profondeur
de champ... tout est fait pour susciter et souligner le sentiment
d'urgence imprégnant le récit. Les instigateurs de ces
programmes démontrent leur intelligence en parvenant à
dépasser l'effet stylistique pour servir en premier lieu leur
propos et leur narration.
LA RECONQUÊTE
McTiernan prématurément sur la touche, la dernière
décennie aura vu ce genre si prisé au cinéma dans
les années 80/90 se refaire une santé à la
télé avec d'explosives séries, tandis que dans les
salles obscures, l'accélérateur était
poussé à bloc au détriment de la plus
élémentaire grammaire cinématographique. À
croire que les Bay, Neveldine, Taylor (ces derniers étant les
responsables des infâmes purges Hypertension I et II) et consorts
ont pris comme un précis de réalisation la
déconstruction absurde et sublime de Rollerball, remisant sa
virulente critique d'un système violent et de son
esthétique. Quant à Wiseman, improbable successeur
(fossoyeur ?) sur Die Hard 4 - Retour en enfer, il utilise volontiers de multiples
appareils en mouvement (voitures, hélicos, semi-remorque, avion
de chasse...) pour tenter de construire ses plans quand McTiernan n'a
besoin que de mouvements d'appareils (zoom, caméra à
l'épaule, travelling rapide, etc.) pour édifier ses
cadres et tracer de nouvelles trajectoires (physiques pour ses
héros ; cinématographiques pour son cinéma).
En l'absence de frontières à conquérir, à
repousser ou à protéger désormais l'enjeu
réside principalement dans les nouvelles trajectoires à
faire emprunter au héros pour recouvrer une liberté
d'action au sein d'un monde devenu réseau (financier, de
surveillance, d'information). À ce petit jeu, les
réalisateurs de l'ancienne colonie britannique tels que Woo,
Hark, Lam, To ou Yau Na-Hoi et son remarquable Filatures
(chroniqué dans le numéro 12 de Versus) démontrent
avec brio leur maîtrise opératique.
Au confluent de cette nouvelle donne se trouve le réalisateur
britannique Paul Greengrass qui parvient à reproduire une
sensation de réel non plus exclusive de la fiction mais
appliquée à des enjeux narratifs majeurs parfois
discursifs. Autrement dit, le journaliste de formation utilise des
effets de montage et de découpage renvoyant à une forme
de reportage sur le vif (son travail pendant dix ans sur les programmes
documentaires World in Action l'aura aidé à polir son
style) pour raconter une histoire et assujettir ses
expérimentations esthétiques à la vision politique
d'évènements historiques (Bloody Sunday, Vol 93),
à l'évolution de son héros (Jason Bourne, Roy
Miller dans Green Zone) et surtout projeter le spectateur au cœur de
l'action (ses cinq derniers films).
Véritable choc esthétique et politique, Bloody Sunday
obtint l'Ours d'Or au festival de Berlin en 2001. Bien que les faits
soient connus (U2 en tirera l'un de ses tubes interplanétaires),
Greengrass en donne une vision nouvelle et surtout authentique
grâce à un admirable travail de re-création. Il va
plonger les spectateurs dans l'enfer de cette journée du 30
janvier 1972 pour en livrer une version terriblement objective puisque
Greengrass prend en compte les points de vue de tous les participants
que ce soit les manifestants, les membres de l'I.R.A, ceux des
commandos de parachutistes, de l'armée britannique ou du
député Cooper et de ses acolytes.
Dimanche 30 janvier 1972, Derry, Irlande du Nord. Malgré
l'interdiction des manifestations décrétée par le
gouvernement unioniste, le député Ivan Cooper a
organisé une marche pour l'égalité des droits
entre catholiques et protestants. Conscient du défi que
représente le rassemblement, il est farouchement
déterminé à ce que tout se passe sans heurts. De
leur côté, les forces de l'ordre britanniques sont sur le
pied de guerre. Les autorités ont en effet annoncé
qu'elles ne tolèreraient aucun débordement. Une
fermeté qui s'est traduit par l'envoi d'une unité de
paras, chargée d'arrêter un maximum de fauteurs de
troubles... Une marche pacifique réprimée par des tirs
à balles réelles sur la foule. Treize manifestants sont
tués. La journée prend le nom de Bloody Sunday et le pays
sombre dans la guerre civile.
Greengrass déploie déjà dans ce film une grande
virtuosité qui se manifeste d'emblée par un montage
parallèle des conférences de « guerre »
ouvrant le métrage. D'un côté les autorités
rappellent l'interdiction de tout rassemblement contestataire et
réaffirment leur intransigeance (on comprend à demi-mots
que lé répression physique sera employée) et de
l'autre le révérend et député Ivan Cooper
confirmant qu'une marche pacifique aura bien lieu. Grengrass instaure
ainsi un climat de tension maximal grâce à ce montage
à la limite du split-screen opposant les deux parties dans
l'expression d'une idéologie comme dans l'espace : l'alternance
des plans entrecoupés des cartons présentant les
crédits du film donne l'impression que les protagonistes
débattent dans le même lieu, les paroles, un regard, un
geste semblant se répondre jusqu'au placement des personnages de
chaque côté du cadre. Greengrass adaptant, renouvelant, la
méthode similaire adoptée par McTiernan lors des
échanges radio de Die Hard. Cette zone d'échanges que le
réalisateur délimite au moyen d'un lien formel, si elle
ne présage d'aucune entente à venir, pose
néanmoins l'hypothèse d'une communication encore possible
entre les insurgés irlandais et l'occupant anglais. Une voie que
le reste du film démolira effroyablement en montrant
l'incapacité de Cooper à désamorcer les tensions
entre les diverses factions (les combattants de l'I.R.A, l'armée
régulière, les jeunes manifestants trop fougueux, les
commandos) et que Grengrass illustrera remarquablement grâce
à sa caméra à l'épaule dépeignant et
multipliant les différents points de vues sur
l'événement, la caméra se faisant plus mobile et
heurtée à mesure que tout échappe au
contrôle du politique (on voit Cooper courir d'un point du
cortège à un autre en pure perte) jusqu'à
l'explosion de violence lorsque les commandos ouvrent le feu sur les
manifestants désarmés, prétextant répondre
à des tirs essuyés. À l'instar de De Palma,
Greengrass politise ses images puisque s'il les morcelle pour donner
une vue d'ensemble objective (à la différence notable que
pour le héros depalmien, il faut, en sus, traquer
l'image/voix/son fantôme ou manquante), il faut parvenir à
les collecter et les assembler pour enfin les maîtriser (pour
exemple le plus évident, Snake Eyes). Or, le
révérend échoue dans cette entreprise, les
militaires donnant aux médias leur propre version des faits
(version qu'il faudra corroborer en s'entendant sur un même
discours) pendant qu'il est occupé à constater les
dégâts en recouvrant les cadavres de ses camarades. Et
Greengrass de terminer son film sur le constat d'échec du
député Cooper et de sa coalition s'exprimant face aux
journalistes dans la même pièce que dans la
séquence introductive sauf que cette fois, il n'y a plus de
contrepoint monté en alternance. Ce dernier discours vient
conclure un agencement de séquences montrant le
débriefing des soldats, les félicitations du
Général pour la pondération avec laquelle ses
troupes sont intervenues, les regards perdus dans le vide
d'autorités ayant réagi trop tardivement et enfin les
jeunes irlandais patientant dans une file pour récupérer
une arme et venir grossir les rangs de l'I.R.A. Le réalisateur
entérine ainsi la scission de deux régimes d'images
(occupation belliqueuse du terrain contre une défense
progressiste d'un territoire) pourtant soumis à un même
rythme formel et signifie une réconciliation désormais
inconcevable comme la fin d'un certain idéalisme.
DES INFORMATIONS
Le principal motif qui animera la filmographie de Greengrass depuis
2002 est donc le trop plein d'informations difficilement canalisables
et analysables en temps de crise (Vol 93) ou en temps de guerre (Green
Zone) et lorsqu'il s'agit de reconstruire une psyché en miettes
(La Mort / La Vengeance dans la peau). Quand la multiplication des
informations conduit à la désinformation.
Avec Vol 93, Greengrass, au-delà de l'hommage sincère aux
victimes des attentats du 11 septembre 2001 et plus
précisément aux passagers du vol d'Atlantic Airlines
ayant lutté pour empêcher leur avion de s'écraser
sur le Capitole, il s'agit là encore de rendre compte, par un
morcellement de l'action, de la confusion catastrophique
engendrée par la profusion de sources d'informations (visuelles
ou sonores) que personne ne sera capable de réorganiser et
moduler à temps (le responsable de l'aviation civile demandant
à plusieurs reprises où se trouve l'officier de liaison,
retardant de fait la moindre coordination avec l'Armée). Cette
fonction de réorganisation des sources est censé
être le boulot du journaliste et Greengrass, de part sa formation
initiale dans le métier, va l'appliquer à ses fictions,
n'hésitant pas à remettre en cause les manquements de la
profession mal préparée à couvrir le sujet (le
journaliste aiguillé par Bourne dans la gare ferroviaire dans La
Vengeance dans la peau) ou dont le laxisme et la lâcheté
vont faciliter la manipulation de l'opinion publique (Lawrie Dayne dans
Green Zone dont les articles pour le Wall Street Journal couvriront les
mensonges d'Etat). Greengrass y substitue donc sa caméra pour
combler ces lacunes et tenter de proposer une version conforme à
la réalité que les témoignages corroborent et ont
permis de façonner (Bloody Sunday et donc Vol 93) puisque aucune
image, qu'elle soit documentaire ou télévisuelle n'existe
ou n'est pas soumise à caution.
Une fois démontré l'impuissance des différents
services (tour de contrôles, armée, aviation civile...)
à endiguer les détournements successifs, l'action se
concentrera entièrement autour du microcosme constitué
par les passagers du vol 93 qui figurent l'agitation extérieure
mais se retrouvent cette fois-ci directement confronté à
la menace terroriste. Les relais de communication dans la carlingue
sont réduits mais n'empêchent pas les difficultés
à recouper l'information (est-il mort ou seulement blessé
? Combien de terroristes ? Qui pilote ?... autant de questions
fondamentales que l'on peut sans peine tirer de la tragédie de
Derry en 1972). Dès que le danger se révèle, la
caméra semble répondre au mouvement de panique
général par une agitation soudaine sans pour autant
perdre en lisibilité. Jusque là, la réalisation se
montrait énergique mais assez sage, le montage, les zooms sur
les visages permettaient de saisir avant tout leur réaction
(stupéfaction, incompréhension, interrogation, etc.) face
aux événements. Maintenant, il s'agit de passer à
l'action. Le réalisateur va user de ses procédés
familiers (et initiés par Mc Tiernan), décadrages, zooms,
travelling rapides, chaque mouvement d'appareil matérialisant
une émotion (bien évidemment porté à son
paroxysme dans les aventures de Bourne) et prendre le soin à
chaque fois de définir la position de chacun dans le cadre donc
au sein de la narration. Pour Greengrass, être au cœur de
l'action revient à se trouver au plus près de
l'information. Et l'on pourra agir avec d'autant plus
d'efficacité que la distorsion sera la moins importante. En
effet, le détournement est d'abord envisagé du point de
vue des terroristes puis un basculement s'opère vers les
victimes dès lors qu'elles établissent le rapport entre
les preneurs d'otages et la chute du World Trade Center, ce qui va leur
permettre de définir (pas assez rapidement cependant) un plan
d'action. Le film et son finale sont d'autant plus tétanisants
que l'épuisement du factuel et d'une action en temps réel
donne lieu au retour d'une émotion primitive, voir à ce
propos la riposte des passagers se ruant
désespérément sur leurs assaillants avant que tout
ne s'achève par un écran noir.
La réunion et l'agencement de ces informations parcellaires sont
donc déterminants et représentent l'enjeu majeur des deux
films consacrés à l'ex-agent secret Jason Bourne.
Si cela concerne en premier lieu la quête identitaire de l'agent
amnésique, c'est également le cas des différents
services de la C.I.A traquant le fugitif. La recherche et
l'exploitation du moindre renseignement régissent ainsi l'action
autant que les manipulations à déjouer.
Le credo de Greengrass est ici de donner le maximum
d'informations en un minimum de temps sans pour autant perdre le
spectateur. C'est là où l'on voit la maîtrise
formelle du réalisateur dont les brusques mouvements de l'image
ne sont pas dû au hasard puisqu'ils permettent de saisir un
élément (un geste, un regard, un objet que l'on prend ou
que l'on transmet) déterminant pour la compréhension de
l'action. À ce titre, les corps à corps filmés en
plans serrés et surdécoupés décuplent les
sensations de vitesse et d'excitation tout en restant
compréhensifs bien qu'à l'extrême limite de la
lisibilité. Jason Bourne est pratiquement assimilé
à une machine, un supercalculateur pouvant analyser presque
instantanément une situation donnée pour y
échapper ou la retourner à son avantage (à
l'instar des protagonistes-caméra de Filatures de Yau Na-Hoi,
Bourne pouvant être considéré comme un Eye in the
sky, le titre original du film, mais avec une mobilité accrue).
Une aptitude que Guy Ritchie tentera d'imprimer à son
récent Sherlock Holmes mais dans le seul but de justifier des
ralentis aussi spectaculaires qu'inutiles. Bourne arrive donc à
assimiler et utiliser toutes sources d'informations. La plongée
au cœur de l'action à ses côtés est aussi le
meilleur moyen pour Greengrass d'obliger le spectateur à
retrouver une certaine dextérité physique (sollicitation
extrême de l'œil) comme intellectuelle (que faire de toutes les
informations ingurgitées ?), soit une éreintante mise en
abyme puisque c'est à une transformation similaire que doit
parvenir Bourne pour survivre.
Les effets de réel que le réalisateur impose à ses
images, à la fiction, illustre sa volonté de
témoignage authentique comme celle d'extraire la moindre
parcelle d'humanité refoulée sciemment (la
révélation sur la programmation de Bourne est
estomaquante et s'avère une parfaite adaptation du trauma
habitant le plus griffu des mutants, Wolverine) ou par les
circonstances.
Le diptyque mis en scène par Greengrass est à ce point
maîtrisé et évolutif, ces deux films tellement
complémentaires que l'on peut aisément s'affranchir du
premier épisode, La Mémoire dans la peau, de Doug Liman
pour apprécier.
Greengrass n'esthétise pas à outrance la violence. Au
contraire, tous ses films questionnent son recours. Si elle peut
s'avérer nécessaire pour retrouver une plus grande
liberté d'action (Vol 93, La Mort dans la peau), elle est plus
souvent condamnable et condamnée dans le cadre d'une action
politique pacifiste (Bloody Sunday) ou non puisque dans Green Zone, la
recherche pour déterminer l'existence décisive des armes
de destruction massive entraîne une violence menant
littéralement dans l'impasse faute d'avoir su prendre en compte
toutes les perspectives (le point de vue déterminant de Freddy,
l'Irakien aidant Roy Miller dans sa quête). Surtout, Greengrass
ne se contente pas d'appliquer une recette formelle à
succès (bien mal reprise par ailleurs, notamment dans le Quantum
of Solace de Marc Forster) mais l'éprouve pratiquement à
chaque séquence d'action des aventures de Bourne puisque la
manière de filmer son héros en action va
imperceptiblement changer à mesure que ce dernier prend
conscience de l'ampleur des manigances dont il est l'objet. Si au
départ de La Mort dans la peau il ne fait que réagir aux
tentatives d'assassinat et de neutralisation, il va peu à peu
reprendre en main le cours des événements, donc de
l'action, passant d'une position de chassé à celle de
traqueur. Et même de manipulateur comme le brillant La Vengeance
dans la peau le démontre. Le contrôle croissant des
contingences, soit pour lui l'ordonnancement des images, va lui
permettre de revenir enfin à la source qui a fait de lui cette
machine à tuer. Ainsi, la poursuite dans la gare de Waterloo
propose une remarquable triangulation des points de vues dont la
configuration va évoluer au sein de la même
séquence. On passe ainsi d'un dispositif journaliste / Bourne /
caméras de surveillance contrôlées par la C.I.A
à l'équation Bourne + journaliste tentant
d'échapper au repérage des caméras mais pris dans
le viseur d'un tueur embusqué. Cette définition de
l'espace d'action rappelle furieusement McTiernan. Il est dommage que
Greengrass ne parvienne pas à retrouver complètement
cette maestria lors de la poursuite sur les toits de Tanger, encore
moins au cours de la course-poursuite finale en voiture,
préférant plonger plus sûrement le spectateur dans
l'abstraction sensitive, seule capable de dépeindre le chaos
émotionnel et mémoriel étreignant Bourne à
mesure qu'il touche au but. De même Greengrass touche aux limites
de son cinéma lors de la poursuite concluant Green Zone, la
confusion spatiale domine (traduisant là encore l'état
d'esprit du héros Roy Miller) malgré le recours à
un repère visuel et sonore (l'hélicoptère
enregistrant et traquant depuis le ciel les déplacements des
divers protagonistes) pour situer chaque partie, faisant baisser
l'excitation et la tension par manque d'une totale compréhension.
Mais l'enjeu décisif qui fait la valeur de La Vengeance dans la
peau est la manipulation dont Bourne est le sujet et qu'il va en partie
retourner pour entraîner les bureaucrates dans le réel.
Pour ce faire, il va leur couper tout moyen de localisation à
distance, les obligeant à quitter leur place derrière un
écran pour pénétrer sur son terrain d'action
à la recherche des infos qu'ils n'ont plus (où se cache
t'il ? Dans quelle direction se dirige t'il ?, etc.). Cela commence
donc à la gare où Bourne parvient à se jouer des
caméras comme des agents disséminés autour du
site, puis à Tanger, la C.I.A aura des données
exclusivement sonores par le biais de micros et autre
récepteur-émetteur, enfin de retour à New-York,
Bourne les manipulera complètement en utilisant là encore
les informations partielles (plus d'images, seulement le son de sa
voix) qu'il transmettra au travers de son téléphone
cellulaire.
Plus important qu'une vengeance fantasmée dans le titre du film
ou le besoin d'assouvir la connaissance de ses origines, Bourne avant
de sauter du toit pour plonger dans les eaux saumâtres de
l'Hudson aura réussi au terme de son parcours à instiller
le doute dans l'esprit du super agent collé à ses basques
en qui il reconnaît un frère d'armes lobotomisé.
ANTI-BUSH
Manipulation, doutes, désinformation, action, thriller,
paranoïa, fiction politiquement engagée... tous les motifs
précédemment extraits se retrouvent dans le nouveau film
de Paul Greengrass en salles depuis le 14 avril 2010, Green Zone. Le
réalisateur opère une nouvelle combinaison de ces
éléments pour livrer un film captivant bien que le
« secret » entourant l'existence des armes de destruction
massive en possession de Saddam Hussein soit depuis longtemps
éventé. Tout comme pour Bloody Sunday dont la fin
tragique nous était déjà connue.
S'appuyant sur un scénario écrit par Brian Helgeland et
inspiré du livre de Rajiv Chandrasekaran Imperial life in
emerald city, Green Zone s'échine à suivre les pas de Roy
Miller, sous-officier à la tête d'une unité
envoyée en Irak en mars 2003 au lendemain de la chute de Saddam
Hussein pour mettre à jour les armes de destruction massive qui
ont conduit les Etats-Unis à envahir le pays. Mais à
force de ne rien trouver sur des sites dont la sécurisation
entraîne de nombreuses pertes humaines, Miller va émettre
quelques doutes sur l'existence de ces armes et surtout remettre en
question les sources d'informations qui les envoient quotidiennement au
casse-pipe. Dans le rôle de ce militaire dont la candeur n'a
d'égale que la ténacité, on retrouve Matt Damon
pour la troisième collaboration entre le réalisateur et
sa star après les envolées bourniennes. Ce n'est pas
vraiment Jason Bourne en Irak puisque Grengrass propose moins d'action
et de poursuites frénétiques et se concentre sur les
manœuvres politiques entourant l'instauration de la démocratie.
Comme l'était Jason Bourne, Roy Miller est l'alter-ego de
Greengrass et lui fait donc partager son désir de comprendre les
véritables enjeux de l'occupation américaine. Miller va
donc se retrouver entre plusieurs feux alimentés par le
bureaucrate Clark Poundstone (Greg Kinear), l'agent de la C.I.A Martin
Brown (Brendan Gleeson), la reporter Lawrie Dayne (Amy Ryan), le
général Al-Rawi (Yigal Naor) et le régional de
l'étape Freddy (Khalid Abdalla, présent en tant que
leader des preneurs d'otages du Vol 93). L'intrigue va se nouer autour
d'un livre dévoilant les repaires du Général
Al-Rawi, personnage-clé pour valider l'existence réelle
de ces maudites armes. Comme vu précédemment, le but
significatif pour Miller réside dans sa capacité à
ordonner convenablement les informations recueillies afin de lever les
derniers doutes et sauver ce qui peut l'être. Plus que dans aucun
autre de ses films, Greengrass nous plonge au cœur du chaos guerrier
mais surtout informel puisque la seule arme véritablement
difficile à dévoiler est la vérité. Ici,
nous nous trouvons à l'épicentre de la distorsion de
l'information qui aura engendré tant de désastres humains
et politiques. Un mystérieux informateur nommé Magelan
aurait donné de précieux renseignements à
l'administration américaine concernant les armes, informations
reprises par la journaliste Dayne qui n'a pas pris le temps de les
vérifier avant publication et qui de fait justifièrent
l'intervention en Irak, Poundstone quant à lui manœvre ses
pions pour éliminer un témoin gênant (le
général AL-Rawi) et faciliter l'installation au pouvoir
du dirigeant fantoche censé prendre les rênes de la
nation…Autant d'embûches que Miller et son allié Freddy
devront dépasser pour pouvoir enfin agir.
Sans atteindre le niveau d'implication du remarquable Démineurs,
Green Zone demeure haletant alors qu'il n'y a aucune
révélation fracassante à attendre. On le doit au
talent de Greengrass qui depuis 2002 s'est forgé un style
puisant au génie de McTiernan. S'il lui reste quelques
étapes à franchir pour l'égaler (mais est-ce
seulement envisageable ?), il n'en reste pas moins qu'il se montre
déjà d'une redoutable efficacité tant la mise en
œuvre des actions les plus spectaculaires sert à merveille un
discours engagé, que se soit au sein de fictions-documentaires
ou a priori purement récréatives.
Au bout de pratiquement deux heures de péripéties, Roy
Miller aura, comme Jason Bourne en deux films, recouvré une
certaine lucidité. Greengrass est définitivement un
réalisateur sur qui se fier et compter. En cinq films il aura
démontré que l'action est aussi un excellent moyen
d'éveiller et de retrouver une forme de conscience politique.