Dans cette rubrique des films honteux, nous aimons à
évoquer des œuvres qui, sans être proprement mauvaises,
n’ont pour autant jamais attiré les sympathies du public ni de
la critique, ni à l’époque de leur sortie ni, ensuite,
dans la postérité, bien que pour un nombre restreint de
cinéphiles ces quelques enroulements de bobines conservent une
saveur particulière. Comme les bons vins à la
française, les films «honteux» prennent du
goût avec l’âge. En attendant qu’un jour, peut-être,
ils se voient réhabilités. The Running Man a eu un destin
spécial, bien à lui : sans
marquer l’histoire du cinéma, il a profondément
bouleversé toute une génération de
cinéphiles ou, en l’occurrence, de cinéphages, dont je
suis partie intégrante. Puissantes images : Ben Richards, sous
les traits du bodybuildé Arnold Schwarzenegger, courant à
toute berzingue pour s’échapper de sa prison, dès les
premières minutes du film ; puis sa performance de course
diffusée et rediffusée devant le très
méchant patron de télévision Damon Killian
(Richard Dawson) qui veut l’enrôler de force dans son jeu
à succès, à vrai dire le seul encore
autorisé : The Running Man. Puissant symbole : une
unique
chaîne de télévision qui projète ses ondes
dans tout le pays, un jeu moralement détestable où les
concurrents risquent la mort (et qui, in fine, meurent
effectivement)
dans un combat de gladiateurs du futur et ce, pour une poignée
de dollars, une manne financière qui contrôle les esprits
et modifie à l’envi la moralité de chacun… Image et
pouvoir : n’est-ce pas l’utopie télévisuelle
réalisée ? À peu de choses près ce que nos
actuels présentateurs cathodiques aux dents longues doivent
imaginer avec envie…
Réalisé par l’acteur Paul Michael Glaser, le Starsky de
Starsky et Hutch,
remplaçant au pied levé Andrew Davis
peu après le début du tournage, The
Running Man est
l’adaptation d’un roman éponyme du maître Stephen King,
qui pour l’occasion enfila son pseudonyme de Richard Bachman. Mais le
film s’est suffisamment éloigné de son matériau
originel pour ne lui ressembler qu’en surface, ce qui fait de Running Man une véritable
adaptation, au sens premier du terme :
à l’exception du titre, du nom de deux personnages principaux
(Richards et Killian) ainsi que du vague principe de départ,
Glaser s’affranchit tout à fait de King et notifie d’ailleurs,
durant le générique, qu’il s’agit d’une «adaptation
libre». L’inconvénient ? Le roman était assez bien
troussé et intense pour permettre une adaptation propre,
littérale, alors que le film s’avère plus confus et moins
maîtrisé que son modèle. L’avantage ? En prenant
ses distances avec le livre, le long-métrage plonge des deux
pieds dans une sauvage critique du système audiovisuel qui
n’était certes pas aussi prégnant sur le papier.
Honnête père de famille soucieux de gagner un peu d’argent
pour soigner sa fille, Ben Richards devient, dans le film, un policier
refusant de tirer à vue sur une foule de civils innocents ;
rébellion qui lui vaut non seulement la prison, mais aussi la
détestation de ses semblables : grâce à un savant
remontage des images du drame, les techniciens font passer Richards
pour un assassin sanguinaire qui tire sans discontinuer sur les masses,
images qui lui valent désormais, pour le public, le surnom de
«Boucher de Bakersfield». Nous sommes en 2019. La
télévision est dominée par un jeu
particulièrement violent et exutoire, où les candidats
vénaux affrontent des gladiateurs formés à tuer
sans réserve : The Running Man est regardé par
une foule
de téléspectateurs pavlovisés,
aliénés. Lorsque Richards parvient à s’enfuir de
prison avec deux camarades, il est repris par les autorités et
désigné volontaire pour combattre, à son tour, les
vicieux gladiateurs dans une zone de Los Angeles autrefois
dévastée par un tremblement de terre… Mais le candidat
désespéré s’avérant rapidement plus fort
que le jeu, Killian n’hésite pas à revoir les
règles en cours de route et à tricher
intégralement sur la diffusion – allant jusqu’à
présenter au public la mort factice de Richards.
La nostalgie n’y est donc pour rien : même
déséquilibré
par d’évidentes maladresses de scénario et de mise en
scène, The Running Man
parvient à transcender ses
apparentes faiblesses pour proposer un véritable brûlot
sur l’univers de la télévision et le contrôle
médiatique des masses. Le tout illustré par un boulot de
mise en scène le plus souvent correct, et parfois franchement
fascinant ; sans doute le sujet inspirait-il Glaser ? Ce n’est pas un
hasard, en tout cas, si l’on retrouvait récemment celui-ci dans
Live ! de Bill Guttentag, en
président véreux de
chaîne de télévision locale… Et puisque c’est
toujours un plaisir que de voir notre cher Schwarzenegger, aujourd’hui
loin du cinéma et (trop) politique, bander ses muscles et partir
à l’assaut avec brutalité, il serait dommage de bouder ce
morceau de testostérone qu’est Running
Man.